En finir avec les contre-vérités de JM Jancovici sur le nucléaire / partie 2
Ingénieur, consultant, cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4 et du think-thank The Shift project, Jean-Marc Jancovici se place en lobbyiste patenté en faveur du nucléaire au prétexte que le nucléaire serait une solution pour lutter contre le dérèglement climatique. Dans cette série d’articles, nous nous pencherons sur son argumentaire. Nous allons voir que ses arguments sont en réalité des contre-vérités qui ne résistent pas deux secondes à un examen sérieux. Émissions de CO2, déchets, démantèlement, risque terroriste, prolifération nucléaire, sûreté : rien ne nous sera épargné…
Retrouvez l’article précédent sur le démantèlement ici.
Contre-vérité n°2 : à propos du réacteur EPR de Flamanville, l’ASN a fait son travail et la cuve ne présente pas de problèmes
« Il y a une autorité qui est là pour dire si on peut mettre, ou pas, cette pièce dans le réacteur, qui s’appelle l’ASN. Donc l’ASN, l’Autorité de sûreté nucléaire, regarde les choses en détail et vous dit « On peut/On peut pas ». Si vous avez une plaquette de frein sur votre voiture dont la norme est qu’elle doit faire 3 cm d’épaisseur, et il se trouve qu’elle en fait 2,8, sauf que ça devient dangereux à partir du moment où elle en fait moins de 0,5, bah c’est pas conforme mais c’est pas dangereux. D’accord ? Donc l’ASN est là pour dire « Est-ce que c’est dangereux/pas dangereux », indépendamment du fait que ce soit conforme ou pas conforme. C’est son job. Donc si l’ASN ne vous dit pas « faut pas mettre la pièce » c’est que la pièce pouvait ne pas être conforme à la spécification et pour autant, la spécification a de telles marges de tolérance que c’est pas dangereux. C’est pas mon job et c’est pas le vôtre, donc moi je suis incapable de vous dire s’il fallait ou pas mettre cette pièce dans le réacteur. Tout ce que je vous dis, c’est l’ASN a dit « On peut ». »
Jean-Marc Jancovici sur France Culture, nov. 2019
Pourquoi c’est n’importe quoi
M. Jancovici fait ici référence à l’épisode de la fabrication de la cuve de l’EPR de Flamanville. La lecture qu’il en fait nous paraît particulièrement trompeuse, en ce qu’elle occulte la responsabilité d’Areva, minimise grandement celle de l’ASN et néglige l’utilité de la règlementation. Pour notre part, nous considérons cet épisode comme l’un des plus grands scandales de l’histoire de l’industrie française et nous allons expliquer pourquoi, en examinant attentivement la chronologie des évènements. La lecture de ces évènements faite par l’Observatoire du nucléaire est à ce titre très éclairante.
Les débuts du fiasco
En 2004, EDF et le gouvernement estiment qu’il faut construire un nouveau réacteur nucléaire en France [1]. C’est le réacteur de type EPR (réacteur pressurisé européen), qui est choisi, dont Areva est le promoteur.
En 2005, Areva informe l’ASN qu’elle va faire fabriquer la cuve (plus précisément le fond et le couvercle, aussi appelés calottes) chez Creusot Forge, qui est son fournisseur historique et qu’elle vient de racheter [2]. La cuve est l’élément clé du réacteur nucléaire, et donc de sa sûreté, puisque c’est en son sein que la fission nucléaire se produit.
En septembre 2006, la fabrication de la cuve est lancée. La même année, l’ASN visite les installations de Creusot Forge. Devant le HCTISN, le témoignage de M. Lacoste, président de l’ASN, est rapporté ainsi : « André-Claude LACOSTE indique avoir joué en 2006 un rôle de lanceur d’alerte en son temps. Lors d’une visite de Creusot Forge effectuée en 2006, il a été absolument effondré par l’assurance qualité de la forge qui n’était globalement pas assurée, ce qui l’a incité à contacter AREVA afin de lui demander d’intervenir. » [3] En août 2006, l’ASN évoque auprès d’Areva « un risque d’hétérogénéité [dans la composition du métal] dans la zone centrale de la calotte supérieure de la cuve ». Il est donc établi que, dès 2006, aussi bien Areva que l’ASN présument que la cuve n’est pas fabriquée dans des conditions satisfaisantes et pourrait être non conforme.
Les exploitants, l’ASN et l’État embourbés
Malgré des demandes et avertissements répétés de l’ASN dès 2007 mais sans mesure contraignante aucune, il faut attendre 2012 pour que des essais de qualification de la cuve soient réalisés. Les résultats de ces essais ne seront rendus publics par Areva qu’en avril 2015, et, ô surprise : la cuve n’est pas conforme [2]. Là où la situation devient embarrassante pour l’ASN, c’est que cette dernière a autorisé EDF et Areva, dès novembre 2013, à installer la cuve dans le bâtiment réacteur et à souder le circuit primaire [4]. Alors même que l’ASN attendait les résultats de conformité mais qu’elle soupçonnait déjà fortement que ces résultats se révèleraient négatifs. Bien entendu, dès janvier 2014, EDF et Areva se sont empressés de s’exécuter en installant la cuve [2]. De cette façon, tout retour en arrière serait rendu pratiquement impossible, le chantier étant déjà en retard et avec un budget déjà dépassé.
À ce stade, en 2015, les acteurs de ce dossier sont dans une impasse car l’homologation de l’installation et donc sa mise en service ne sont pas possibles légalement. Pour débloquer la situation, fin décembre 2015, le Ministère de l’Écologie, dirigé par Ségolène Royal, publie un arrêté permettant d’autoriser l’utilisation d’un équipement nucléaire sous pression non conforme à la règlementation [5]. Pour sortir ses industriels et l’autorité de contrôle de l’ornière, l’État décide donc d’intervenir et se rend alors coupable de complicité dans ce dossier.
Conclusion…
De cette affaire, emblématique du fonctionnement de la filière électronucléaire française, nous pouvons tirer plusieurs conclusions. Premièrement, Areva, le fer de lance du nucléaire français à l’époque, s’est montré incapable de fabriquer une pièce critique et de respecter le cahier des charges initial ainsi que la règlementation. Deuxièmement, l’ASN, au courant depuis le début de ces difficultés, n’a imposé aucune mesure coercitive à EDF et Areva, se contentant de les rappeler à leurs obligations. Tout ceci montre que le rapport de force entre l’ASN et les exploitants ne lui est clairement pas favorable. On prête à l’ASN une autorité qu’elle n’a pas et que ni le gouvernement ni les entreprises du secteur ne souhaitent lui attribuer. Troisièmement, en intervenant comme il l’a fait, le gouvernement n’hésite pas à couvrir les errements de ses industriels et de son autorité de contrôle. Sa décision ne peut être que dictée par des considérations politiques et économiques, le critère de sûreté étant relégué au second plan.
En résumé, avec beaucoup de légèreté, M. Jancovici fait mine de résumer le dossier de l’EPR de Flamanville à une validation technique mineure, ignore les failles de l’organisation de la filière, et néglige l’utilité de la règlementation. Il s’agit en réalité d’une manipulation industrielle grossière couverte par l’autorité de contrôle et par l’État.